Editions Albin Michel -2013- 567 pages
Novembre 1918, dernière offensive avant l'Armistice. Albert Maillard et Edouard Péricourt réchappent de cette ultime boucherie mais pas sans séquelles: Edouard, en sauvant Albert laissé pour mort dans un trou d'obus, reçoit un éclat d'obus et devient ce qu'on appelle une Gueule cassée. Impossible pour lui de retourner à la vie civile, et surtout chez lui, chez son père, avec ce visage qui n'en est plus un. Avec l'aide d'Albert, il se fait passer pour mort et endosse l'identité d'un soldat disparu.
De son côté, le capitaine Henri Aulnay-Pradelle, en charge du régiment auquel appartient Edouard et Albert, et donc pleinement responsable du carnage, entend bien profiter des opportunités que lui offre l'après-guerre, en particulier la mise en oeuvre du regroupement des sépultues dans les cimetières militaires et nécropoles. Et ce au mépris des sacrifices consentis, de la morale et du respect. Son beau mariage avec Madeleine Péricourt, frère d'Edouard et fille de Marcel Péricourt, mais dont les intentions seront rapidement percées à jour.
Au milieu de la déferlante de la rentrée littéraire, je l'ai repéré tout de suite et c'était LE livre que je voulais lire. Je me le suis donc offert et n'ai pas trainé pour me plonger dedans. Tout m'intéressait: le sujet bien sûr, la Première Guerre Mondiale, raitée ici sous un angle moins connu, l'après-guerre et le traitement réservé à ces soldats revenus abîmés, tant physiquement que moralement. Edouard, qui n'ose même plus revenir "dans cet état" chez son père. Albert, revenu indemne, qui doit sa vie à Edouard dont il s'engage à s'occuper.
Pierre Lemaitre montre à quel point ces revenants ont été, si ce n'est maltraités, en tous cas négligés, livrés à eux-mêmes, parfois même méprisés. Ceux qui n'ont pas retrouvé leur travail d'avant-guerre, qui doivent trouver de quoi vivre. Ceux dont la fiancée n'a pas attendu, qu'on n'a pas reconnu. Ces jeunes hommes qui ont vécu les pires horreurs, la boucherie, la peur au ventre d'y rester, eux aussi. Ce reproche, teinté de soupçon, qui fait dire ou penser à cette société d'après-guerre: eux sont "Morts pour la France" et vous, comment se fait-il que vous en ayez réchappé?
Au fond, pour beaucoup d'entre eux, ils sont revenus vivants mais en réalité sont morts:
"En le tenant contre lui, Albert se dit que pendant la guerre, comme tout le monde, Edouard n'a pensé qu'à survivre, et à présent que la guerre est terminée et qu'il est vivant, voilà qu'il ne pense plus qu'à disparaitre. Si même les survivants n'ont plus d'autre ambition que de mourir, quel gâchis..." p.90
Et que dire de tout le business, même si le terme est anachronique, qui s'est mis en place avec les sépultures de guerre, l'implantation des cimetières militaires et l'érection des monuments aux morts. Toute cette hypocrisie est ici parfaitement retranscrite et incarnée par le capitaine Aulnay-Pradelle dont le cynisme fait froid dans le dos.
Les personnages sont extrêment bien campés, analysés. Le récit est passionnant, j'ai été parfois très émue, accrochée à l'histoire.
C'est passionnant et instructif. Un coup de coeur bien sûr.